Les sorcières mangeuses d'âmes
LES AVENTURES DE ZATIBAGAN
CHAPITRE 1
Il est minuit. Qu’elle est sombre, cette nuit ! Noire. Glaciale. Un vent d’outre-tombe soufflait, vibrant dans le feuillage des arbres, hululant aux arêtes des toits de chaume. Des chiens hurlaient à la mort, ponctuant le hi han des ânes. Les cases des concessions, soudain comme groupées, semblaient blotties les unes contre les autres. On aurait dit qu’elles avaient peur de la nuit.
Soudain, d’une concession une lueur monta. Elle ressemblait à la flamme d’une allumette, mais en un peu plus grand, suspendue au-dessus des cases, blanche, sa pointe dansant comme un ruisseau d’eau ondulant. Elle oscilla ainsi pendant un instant avant de s’ébranler vers un gigantesque arbre, le grand fromager du village de Bizinokou.
C’est alors que de presque chaque concession de ce village, d’autres feux du même genre convergèrent vers le fromager. Ils étaient de toutes les formes, ces feux bizarres qui ne semblaient pas provenir d’une allumette. Il y en avait des ronds, des carrés, d’étoilés, des cylindriques. Il y en avait même un, long, qui ondulait comme un serpent.
Bientôt le fromager devint un brasier où étaient agglutinées ces abeilles incandescentes. Il ressemblait du coup à un arbre de Noël. Un sapin de Noël bien étrange, où les ampoules n’étaient pas des ampoules ordinaires. Etrange.
*
* *
Wanganhoba est un homme de trente ans. Mais il n’a toujours pas de femme. Toutes les filles ne voulaient pas de lui. Elles le trouvaient trop laid. Ce qui rendait Wanganhoba fort malheureux. Il ne comprenait pas pourquoi on le disait laid. Il a beau se mirer dans toutes les positions, il ne voyait pas en quoi il n’était pas beau.
Ses oreilles sont bien décollées et bien larges et n’enviaient rien aux oreilles des éléphants. Sans compter que les éléphants trouvaient bien leurs oreilles. Son nez est gros, comme tout le monde, et même que lui son nez avait la rare particularité de remplir tout son visage.
Ses yeux sortaient de leurs orbites. Ce qui lui permettait de mieux voir que les autres. Ses dents sont bien longues et bien noircies par le tabac et la cola. Toutes ces beautés cohabitaient dans un visage carré à la peau de granit pilé, mélangé à un teint d’ébène brûlé.
Il est aussi grand et fort que le fromager du village (enfin, presque), ses mains rendent jalouses les pelles et ses lèvres se moquent de celles de l’hippopotame. Conclusion : il était beau comme un paysan se doit de l’être. Et Wanganhoba ne comprenait pas pourquoi les filles disaient de lui qu’il est aussi beau qu’un rhinocéros enlaidi. Sinon pire ! Et puis, le rhinocéros n’est pas vilain. N’empêche que les femmes le fuyaient quand même.
Ce matin cependant, Wanganhoba est fébrile : il a rendez-vous avec une jeune fille de 20 ans. Une très belle jeune fille, espiègle, effrontée et coquette. Elle aimait jouer des tours pendables aux garçons. Et elle leur cédait difficilement si ceux-ci tentaient de lui faire la cour. Et on lui faisait la cour, car c’est la plus belle fille du village de Bizinokou.
Wanganhoba est donc fébrile parce que la fille que tous les mâles du village convoitaient et qui aimait jouer des tours mauvais lui a donné rendez-vous dans la brousse. C’est la première fois que le pauvre Wanganhoba avait rendez-vous avec une fille ! Car chaque fois qu’il tentait d’aborder une fille, elle lui riait à son gros nez. Un rendez-vous ! C’était donc sensationnel. Et pour une situation sensationnelle, avec une fille sensationnelle, il fallait que lui-même soit sensationnel !
Voilà pourquoi il portait un chapeau troué au milieu du crâne et baillant comme un crapaud somnambule, un pantalon qui n’arrivait pas à l’orée de sa cheville, une chemise dont le bas a perdu trois boutons, laissant voir son nombril gros comme une termitière. Ses pieds aux talons fissurés débordaient des chaussures mille fois rapiécées. Avec cette tenue, ce qu’il y a de meilleur dans sa vieille malle, la belle demoiselle va être baba !
Une daba sur l’épaule, il marchait sur le sentier jalonné d’herbes vertes et fraîches, bercé par le chant des oiseaux dans les arbres de la savane. Il se mit à siffloter. Soudain :
- M’lèèèè ! M’lèèèèè ! M … mmm’lèèèèèè !
Wanganhoba stoppa net.
- M’lèèèè ! M’lèèèè !
Il n’y a plus de doute, c’est un bébé ! Mais un bébé dans un buisson ? Wanganhoba s’engouffra dans ledit buisson. Dans sa hâte, une des lanières de ses chaussures se cassa. Il se débarrassa de toutes les chaussures. Et il tomba sur l’enfant. Un bébé encore rose, menu. Ses petits pieds s’agitant en l’air, il gigotait, sa bouche sans dent largement ouverte. Ses yeux étaient hermétiquement clos.
Wanganhoba se caressa la barbe, perplexe. Ce bébé est-il abandonné ? Sûrement, puisqu’il n’y avait personne à côté. L’enfant est couché à même les feuilles de karité, nu. Il ne pleurait plus.
Le géant se gratta le crâne. Que va-t-il faire ? Peut-être qu’après tout la mère est à côté. Mais une mère complètement inconsciente ! S’il l’attrapait celle-là ! Il se mit à appeler.
- Hooooooo ! La maman du bébé est à côté ? Qu’elle vienne tout de suite, le bébé veut sa tétée !
Soudain, les buissons se secouèrent fougueusement et un buffle gigantesque apparut devant Wanganhoba, soufflant dans ses naseaux ! Le buffle ouvrit largement sa gueule :
- C’est moi la maman du bébé ! T’a-t-il dit que lorsqu’il pleure c’est sa tétée il demande ?
La créature se dressa sur ses pattes arrières, dominant Wanganhoba qui s’écroula, ferma les yeux et attendant tout, sauf le silence qui suivit sa chute. Il ouvrit lentement les yeux : rien. Sauf les buissons, le soleil et le chant des oiseaux.
- Qu’est-ce qui m’arrive ? Pourtant j’ai bien mangé ce matin ! Et ce bébé, qui est sa mère ?
- Stupide gros rhinocéros ! Tu ne vois pas que ma mère ne veut plus me voir ?
Wanganhoba se retourna, s’attendant à voir encore une créature incroyable. Mais encore rien. C’est incompréhensible. Pourtant la voix venait de derrière lui. C’est à ce moment que ses yeux retombèrent sur le bébé. Et là, son cœur fit un bond prodigieux dans sa poitrine : sur la tête du bébé, de chaque côté, des cornes !
Wanganhoba recula instinctivement, les yeux fixés sur le bébé diabolique. Il trébucha sur une pierre et le voilà encore à terre. Lorsqu’il se releva, prêt à courir, le bébé se mit à pleurer et … ses cornes avaient disparu. Mais il n’avait pourtant pas rêvé. Quelqu’un avait parlé et ce bébé avait à l’instant des cornes. Il secoua la tête et frotta ses yeux. Ou alors quelqu’un cherchait à lui jouer des tours. Il pensa soudain à la fille qu’il venait retrouver : elle aimait faire des farces.
- Worokia ! Tu es là, je suis sûr ! Sors de ta cachette et arrête tes plaisanteries. Viens plutôt m’aider. J’ai un petit problème, chérie !
- Hippopotame ridicule, tu crois vraiment qu’une fille aussi belle va s’intéresser à toi ?
Cette fois-ci, Wanganhoba était sûr. La voix venait juste de derrière lui. Et c’est la voix de Worokia. Il se retourna, s’apprêtant à lui dire ses vérités sur ce qu’il pensait de ses farces. Mais son cœur faillit fuir de sa poitrine et décoller vers la lune : le bébé était debout sur ses jambes et souriait largement, dévoilant une rangée impeccable de dents. Il dit :
- Face de chimpanzé aux fesses brûlées ! Tu m’as enfin vu !
-
Contre toute attente, Wanganhoba ne s’enfuit pas et de surcroît les paroles du prodigieux bébé l’écorchèrent tellement qu’il répliqua :
- Eh ! Gousse d’arachide avortée, si ta mère n’était pas loin, je t’aurais lavé les fesses à ma façon !
- Tu ne laveras donc pas mes fesses car je n’ai pas de mère. Je viens de tomber juste du ciel !
- Et tu crois me faire avaler ça ? Même la pluie ne tombe pas du ciel !
- Et d’où tombe-t-elle ?
- Ben … heu…des nuages !
- Et les nuages se trouvent peut-être dans ton ventre ! Gros cochon endimanché !
- Tu vas te taire !
- Sinon ?
- Sinon …
- Gros mammouth ! Je t’ai dit que je tombais du ciel ! Je ne suis pas humain. Je suis né dans un clan de génies malfaisants. L’un des plus puissants clans de génies malveillants, de la race des génies noirs opposée à celle des génies blancs. Tout le monde fait carrière dans le mal dans notre race. Le premier mot d’un bébé dès qu’il tombe du ventre de sa mère c’est de dire que sa mère sent mauvais et de tirer la langue à son père après. Alors le bébé est fêté. Moi j’ai appelé ma mère « maman » et j’ai souri à mon père. Ce fut un scandale, jamais entendu dans l’histoire des génies noirs. J’étais noir et j’avais le cœur d’un génie blanc. Je n’étais ni noir ni blanc. Résultat : j’ai été renié par toute la race des génies.
J’ai alors décidé d’intégrer un clan humain pour faire le bien. Un buffle m’a donc mis au monde. Et me voilà. Je suis à la fois bon et mauvais, comme un être humain. Les génies sont toujours soient bons ou mauvais. Jamais les deux. Voilà pourquoi, vieux mortier troué, j’aime te couvrir d’injures et voilà pourquoi je ne t’ai pas encore rendu fou.
Wanganhoba resta abasourdi. Le bébé est devenu un génie. Ou le génie est devenu un bébé. Quoi qu’il en soit, ce n’est pas un être ordinaire et un être extraordinaire n’est pas commode à fréquenter, encore moins à élever.
- Ne t’en fais pas. Je ne te casserai pas les pieds.
Ceci dit, le bébé grandit instantanément et prit la taille d’un bel enfant de cinq ans. Wanganhoba s’exclama :
- Je ne rêve donc pas ! Tu es un génie ! Un vrai !
- Ça c’est vrai ! Tu ne rêves pas, gros …
- Ah non ! Tu as cinq ans dans les fesses maintenant ! Ce qui veut dire que les coups de taloche peuvent les chauffer !
A ce moment des buissons bougèrent et la belle tête d’une jeune fille apparut. Wanganhoba sourit largement et se tourna vers elle :
- Ah…
- Ah quoi ? Tu parles seul maintenant ? Je t’ai entendu menacer quelqu’un, un enfant sûrement car il était question de cinq ans, de coups de taloche et de fesses à chauffer.
Embarrassé, le grand géant bredouilla :
- C’est … c’est cet enfant qui se montrait malpoli.
- Quel enfant ?
- Mais cet enfant !
- Ce buisson derrière toi ?
- Quel buisson ?
Wanganhoba se retourna et resta bouche bée. Il n’y avait personne derrière lui, sauf justement le buisson sous lequel était couché le bébé, si bébé il y avait. Wanganhoba se caressa la barbe qui ressemblait à la brousse qui l’entourait. Il murmura :
- J’ai donc rêvé !
- Que dis-tu ? Ecoute, malgré que le rhinocéros soit plus beau que toi et plus intelligent, j’ai accepté ton rendez-vous. Tu me laisses attendre pendant une demi-heure et pendant ce temps tu prends des buissons pour des enfants. Si en plus tu es fou, alors je m’en vais !
- Mais Worokia…
- Belle demoiselle, pouvez-vous me faire l’immense honneur et me donner l’immense plaisir de m’accorder votre sublime sourire tout en daignant m’offrir en aumône votre précieuse attention ?
Worokia se figea de béatitude devant la beauté du jeune homme vigoureux qui venait de lui parler. Une culotte califourchon, un sac en peau de chèvre en bandoulière et une pioche ouvragée, voilà ce qu’il portait. Son corps d’ébène brillait sous le soleil matinal. Worokia, subjuguée par son beau sourire éclatant, balbutia :
- Oui … Oui !
- Merci beaucoup, ravissante belle femme. Votre bellissime n’a d’égal que la générosité de votre doux cœur. Je ne vais pas abuser de votre précieux temps. C’est à propos de Wanganhoba.
Le jeune homme fit un clin d’œil au paysan. Celui-ci, d’abord surpris par l’apparition brutale du jeune homme, et qui bouillonnait déjà de jalousie, fut submergé par un désagréable soupçon. Et si c’était …
- Vous pensez peut-être que ce gros rhinocéros est moins beau qu’un crocodile, mais il a du mérite. Sûr, d’abord ce n’est pas sa beauté physique que vous aurez chaque jour dans votre assiette à chaque heure de repas. Mais bien entendu de la nourriture. Or de la nourriture il en a à revendre car c’est un grand cultivateur. Vous n’ignorez sans doute pas qu’il est le seul au village de Bizinokou à avoir dix greniers pleins à lui seul. Que souhaiter de mieux que de vivre dans l’abondance et la quiétude ? Avoir un beau mari qui passe le clair de son temps à dormir et à chercher d’autres femmes plus belles … pardon …moins belles que vous n’est qu’une bêtise.
« De plus, une fleur aussi belle soit-elle doit s’éclipser lorsque la graine devient mûre ; elle doit se flétrir, mourir, tomber. La beauté n’est pas éternelle. Votre mari ne sera pas beau jusqu’à la tombe. Vous aussi vous serez couverte un jour de rides hideuses. Alors arrêtez de baser le critère du choix de votre mari sur la beauté, mais sur l’amour que vous lui portez et de l’attention et du respect dont il vous entourera. C’est là que l’amulette du bonheur se cache.
« Enfin, entrez dans l’histoire, réalisez ce qu’on n’a jamais dit : « enfin, elle se maria avec le prince de ses rêves : vilain, fort et généreux ! » Vous ne croyez pas, ô sublime créature ?
En disant cela, la main du jeune homme passa devant les yeux de la jeune fille. Elle se retourna et se jeta dans les bras de Wanganhoba ahuri… et heureux.
Ceci fait, le jeune homme, tel un ballon de Mongolfield percé par une mouette, devint un enfant de cinq mois. Assis dans l’herbe, jambes écartées,il leva le doigt et parla avec la voix d’un homme de trente ans.
- Voilà, j’ai accompli mon premier bienfait dans ce monde humain : rendre modeste une jeune fille fort malheureusement orgueilleuse et donner une femme à un homme qui risquait de mourir dans les bras de la solitude. Vous êtes à présent mes parents ici-bas. Vous me servirez de couverture pour que je puisse mener à bien la mission que je me suis fixée : faire le bien. Le mal a beau duré, celui qui fait le mal mourra. La fortune mauvaise et impolie a beau duré, le fortuné impoli et mauvais finira par finir.
« D’où mon nom : ZATIBAGNAN.
« Je suis le génie venu libérer les hommes des malédictions des mauvais génies. Celui aussi qui va tirer les oreilles aux grands garnements qui se prennent pour des sorciers ou pire, des génies. Emmenez-moi au village et si l’on vous pose des questions, répondez seulement que je ne suis qu’un pauvre petit orphelin abandonné par les siens et que vous avez recueilli. Ce qui est d’ailleurs vrai.
Il redevint un enfant de cinq ans.
- Emmenez-moi au village. Je dois commencer ma première mission. Vous l’ignorez peut-être, mais Bizinokou est infesté de sorcières mangeuses d’âmes. Et elles contaminent tout le monde dans le village. Tous les habitants risquent de devenir des sorciers si on n’y met fin. Vous-même risquez d’en devenir. Surtout toi, Worokia.
- Quoi ?
- Oui. Elles sont déjà au courant de ma venue en ce monde et connaissent mes desseins. Voilà pourquoi elles recrutent un maximum de soldats pour m’attaquer. Si elles savent que tu es avec moi, elles te tueront.
- Moi ? Mais comment faire pour que cela n’arrive pas ?
- Emmenez-moi au village. Je vous protégerai. Et je les détruirai. Avant que Bizinokou ne devienne effectivement, comme son nom l’indique, le village des sorciers.
*
* *
Des feux. Des centaines de boules de feu. Des boules grosses comme des pamplemousses, crépitantes. Des étincelles jaillissaient d’elles. Elles tournèrent en rond, comme la lune autour de la terre, autour d’un géant baobab au tronc éventré qui lançait ses bras décharnés et griffus vers le ciel.
Elles tournèrent ainsi pendant une dizaine de minutes, incendiant de lumière la brousse alentour. Brusquement, elles descendirent à ras du sol. Sauf une. Une seule. Plus grosse que les autres. Tel du soleil, les miettes de feu qui tombaient d’elle ressemblaient à des gouttes de lave.
Plus lentement que les autres, elle descendit et toucha terre, au milieu des centaines de boules de braises crépitantes. Elle s’étira vers le haut. Progressivement, des formes d’une femme émergèrent de cette planche de feu. Les formes d’une vieille femme. Une vieille femme. Une très vieille femme. Mais elle n’est pas courbée et sa bouche ne montre pas les signes d’une carence de dentition. Une vieille femme nue. Mais couverte de poils. Des poils bien fournis. Des poils de chien. Elle leva ses bras décharnés aux doigts griffus vers le ciel et elle ouvrit la bouche. Quelle dentition !
Des crocs. Des crocs de chien. Des canines gigantesques. Une longue langue gluante de bave zigzagua entre cette double rangée de pas gentils ornements vers l’air libre et glapit ce charabia :
- Ak tiwou ! Ak roulou !
Aussitôt, les autres boules de feu s’allongèrent, prirent des formes humaines, des formes de femmes de tous les âges. De toutes les tailles et de toutes les formes. Cependant, elles sont belles. D’une beauté époustouflante. N’eut été le sinistre baobab dont le ventre béait comme la gueule d’un ogre, la nuit sombre et la drôle d’ambiance qui régnait on se serait crû sur le podium où se déroulait une élection de belles femmes.
Mais le mirage ne dura pas longtemps. Leurs corps se couvrirent soudain de poils de tout acabit et de toutes les sortes de griffes inimaginables : allant du chimpanzé au chat, de l’âne au bœuf, en passant par l’antilope et le phacochère. Elles étaient belles, jusqu’au moment où elles ouvrirent la bouche pour pousser cette clameur à donner des ampoules aux colonnes vertébrales :
Un cri de chien hurlant à la mort. Ou de loup. Ou de loup-garou. Ou de sorcière. Des sorcières mangeuses d’âmes.
Ce cercle de gueules ouvertes était semé de crocs terribles, dégoulinant de bave. Elles n’étaient plus belles du tout. Horribles plutôt.
- Ak rougoubou out ! Cria soudain la vieille canidée.
Un silence de tombe envahit la scène. Les yeux rouges, comme l’arrière-train d’un singe enflammé, embrasèrent le cercle de femmes, puis les crocs se rouvrirent pour laisser sortir enfin des sons compréhensibles :
- Mes chères consoeurs. Ce soir, c’est notre grande Assemblée Générale. L’AG des sorcières de Bizinokou, de Goromingakou, de Gorozablakou, de Kikirizidakou, de Hoblèzidakou, de Hobriba Yinbribakou. Je vous remercie d’être venues. Au menu ce soir :
- Baptême des nouvelles recrues
- Revues des dettes
- Bilan de la conquête de Bizinokou et de Hotigèbakou.
- Inventaire des prises de ce jour
- Divers
Et pour finir, la réception. Sans tarder, baptisons les nouvelles recrues. Y a-t-il des nouvelles du côté de Bizinokou?
- Oui, dit une très belle femme. Mon amie Minkamalou.
- Et ma fille Worokia, dit une autre.
- Bien. Que la cérémonie commence.
Une jeune fille entra dans la gueule du baobab et en ressortit avec un mortier étrange, un pilon bizarre et un poulet au plumage noir qu’elle posa au milieu du cercle et repartit s’asseoir. La vieille femme cria :
- Wokalèma, emmène le corps de ton amie Minkamalou.
La femme se leva et entra à son tour dans le ventre du baobab et revint avec une femme endormie dans ses bras qu’elle déposa au pied du mortier.
- Réveille-la !
Elle pinça la joue de Minkamalou qui ouvrit les yeux en sursaut. La vue de ce lieu sinistre, habité par des habitantes non moins sinistres l’affola instantanément. Elle se mit debout tout d’un coup, prête à détaler. Elle vit alors son amie.
- Wokalèma ? C’est toi ? Tu es devenue très belle ! Mais que fais-tu ici, parmi ces femmes et toute nue ?
Elle se rapprocha de son amie qui avait perdu ses dents horribles, adoptant un visage beau et paisible, aux dents saines. Elle sourit à son amie qui lui répondit. Minkamalou regarda les autres femmes nues et couvertes de poils. Elles ouvrirent leur gueule et ce qu’elle vit la fit crier et se blottir dans les bras de son amie.
Une odeur bizarre entra dans ses narines. Une odeur de viande pourrie. Elle regarda alors le visage de son amie pour tomber sur la gueule ouverte, remplie d’os pointus et menaçants tandis qu’une langue horrible dégringolait vers elle. Ses cheveux se hérissèrent et marquèrent le pas. Poussant un cri aigu, Minkamalou voulut s’enfuir. Mais elle trébucha et se retrouva assise au fond du mortier qui se couvrit de sang. N’en pouvant mais, Minkamalou cria de toute la force de ses poumons. Les sorcières éclatèrent de rire. Des rires pleins de canines. Mais pas la vieille femme :
- Trêve d’humanité !
- Minkamalou, tu te rappelles de ce que tu m’as dit avant hier ? Tu voulais te venger de ta coépouse qui s’est moquée de ta stérilité. Tu veux tuer son fils, unique, et dont votre époux se vante. Tu veux montrer à cette femme qu’elle ne doit pas se moquer du malheur qui arrive aux autres.
La peur disparut peu à peu des yeux de Minkamalou. La haine commença à y allumer une lueur inhumaine. Une lueur haineuse.
- Oui, tuer, tous ses enfants.
- Alors, prend ce poulet, met-le dans le mortier, fait de viande humaine mélangée à la poudre d’ossements humains, le tout malaxé dans du plasma humain, cuit et séché sous les flammes d’ongles humains brûlés.
Comme hypnotisée, Minkamalou prit le poulet noir et le mit dans le mortier diabolique.
- Pile avec le pilon fait de deux tibias de deux jeunes gens âgés de vingt ans.
Elle pila le poulet. Vivant. Elle l’écrabouilla, jusqu'à ce qu’il ne devienne qu’une pâte visqueuse d’os et de plumes.
- Prend ce crâne.
Elle prit.
- Arrose le succulent met avec le contenu. C’est de la graisse fondue d’un bébé d’un mois.
Elle arrosa.
- Mange.
Elle se mit à manger.
Les sorcières poussèrent encore leur clameur horrible. Minkamalou tomba soudain au sol et se mit à se débattre, comme en lutte contre un être invisible. Puis elle se calma. Inerte. Tout à coup, son corps s’alluma de l’intérieur. Une lumière rouge, incandescente. La lumière prit forme et comme une femme se levant de son lit, la forme se dressa et quitta le corps de Minkamalou, qui ne semblait alors ne plus être qu’une enveloppe flasque sur le sol. La forme rouge s’éleva en l’air, se suspendit et se mit à tourner sur elle-même, rapidement. Et devint une boule, qui s’allongea et devint progressivement une femme. Une femme qui est Minkamalou. Mais en plus belle. Très belle. Jusqu’à ce que, la métamorphose continuant, des poils commencèrent à pousser sur son corps et des canines à écarter ses belles lèvres.
- Bienvenue dans le monde des sorcières, Minkamalou.
Les sorcières poussèrent encore leur clameur diabolique. Minkamalou y mêla sa voix. Celle d’une sorcière.
- Au tour de Worokia maintenant, dit la vieille femme.
*
* *
Une clameur réveilla le village de Bizinokou. La clameur venait de la concession voisine de celle de Wanganhoba qui se réveilla. Son regard se dirigea vers la porte de sa case. Il sursauta. Un immense python était enroulé à la porte de sa case. Ses yeux brillaient. Bien que brave et courageux, Wanganhoba commença à trembler malgré lui et sa voix appela sans savoir.
- Zatibagnan ! Zatibagnan !
Le python leva sa tête triangulaire et sa langue fourchue tâtant l’air, il se déroula vers Wanganhoba qui recula sur sa couche et se retrouva coincé au mur de sa case.
- Zatibagnan ! Où es-tu ?
Le serpent siffla. Ses yeux s’approchèrent de Wanganhoba, tandis qu’une queue froide s’enroulait autour de sa taille. Elle l’entoura tendrement et grimpa jusqu’au cou. La tête du reptile se plaça à la hauteur de sa tête et fixa les yeux de Wanganhoba. Terrifié, le géant cria dans un souffle.
- Zatibagnan, viens me sauver !
- Gros poltron, c’est comme ça qu’un père doit se comporter devant un danger ? Un père qui appelle son fils de cinq ans de venir le sauver d’un géant python de trente mètres de longueur ! C’est comme ça que tu comptes vaincre les sorcières qui viennent de prendre ta future femme ?
Wanganhoba n’en croyait pas ses yeux. La tête de Zatibagnan avait pris la place de celle du serpent. Zatibagnan est le serpent.
- Lâche-moi, sale garnement !
- Sinon tu vas me tirer les oreilles ? Essaie un peu !
- Ça suffit !
- Vrai. Ça suffit !
Le serpent disparut pour laisser la place à un garçon de cinq ans.
- Quelle est cette clameur dehors!
- Une pauvre et innocente femme qu’on veut lyncher pour une faute qu’elle n’a pas commise.
- Mais il faut les arrêter ! Ce qu’ils font est mauvais !
- Ce qu’ils font tu l’as déjà toi-même fait maintes fois en insultant, en chassant, en humiliant de pauvres femmes pour des crimes dont elles ignorent jusqu’à l’existence.
- Cela m’attriste beaucoup.
- Tu n’es pas encore triste. Viens, je vais te montrer plus grave.
Il prit Wanganhoba par la main. Une fois dehors, Zatibagnan prit son élan et s’envola, tenant par la main son père adoptif.
CHAPITRE 2
Le vent sifflait dans les oreilles de Wanganhoba. Il regardait les cases de Bizinokou qui défilaient rapidement sous lui. Elles étaient maintenant si petites et les étoiles si proches.
Soudain, Zatibagnan se dressa et piqua vers le ciel, à une allure telle que Wanganhoba ne voyait plus rien, sauf l’impression qu’il courait à toute vitesse dans un tunnel blanc. La rage du vent frappait ses yeux, les faisant pleurer. Wanganhoba les ferma. Longtemps.
Brusquement la course s’arrêta net. Le paysan ouvrit les yeux et regarda. Ils étaient sur un arbre. Un baobab. Quelque chose attira ses yeux droit devant lui. Des femmes. Plein de femmes. Nues. Très belles. Mais très hideuses à la fois. Etrange. Etrange est aussi ce qu’elles faisaient là, autour de ce baobab gigantesque, en pleine nuit.
Elles formaient un cercle autour du baobab. Au milieu, un mortier et une vieille femme. Que faisaient-elles ? Que signifie tout ceci ? II voulut ouvrir la bouche, mais une voix entra en trombe dans sa tête et résonna ceci :
- Surtout n’ouvre pas la bouche si tu ne veux pas voir tes os rongés par cette multitude de crocs et de canines. Communique par la pensée. Pense et je saurai ce que tu veux dire. Mais ne pense pas trop fort, car même à cette distance ces sorcières pourraient nous entendre. Nous sommes à cinq kilomètres du baobab des sorcières. J’ai augmenté la capacité visuelle de tes yeux afin que tu puisses voir ce qui se passe.
Wanganhoba obéit et pensa :
- Mais qu’est-ce que c’est que ça ?
- Ça c’est la rencontre des sorcières Horkounda, la race la plus terrible et la puissante des sorcières qui soit. Elles sont aidées par les génies noirs. Ma mère venait souvent à ces rencontres, alors que j’étais dans son ventre. Elles sont terribles et leur fringale pour la viande est incomparable. Elles proviennent de plusieurs villages. Chaque membre de la confrérie doit deux âmes à chaque rencontre. C’est la somme de ces âmes qui constituera les mets qui alimenteront le buffet. Celles qui n’arrivaient pas à faire bonne chasse étaient obligées de se rabattre sur leurs propres enfants, leur mari etc.
« Cette confrérie a aussi des missions et celle sur laquelle elles sont maintenant c’est de conquérir Bizinokou. Arriver à transformer, sinon tout le village, au moins une bonne partie en sorciers. Ce soir elles ont eu deux nouvelles recrues : Minkamalou et ta fiancée Worokia.
- Quoi !
- Je t’ai dit de parler plus doucement sinon c’est ta fiancée elle-même qui se chargera de te curer les intestins !
- Mais il faut les arrêter ! Tu es un génie ! Tu es plus fort qu’elles ! Sauve ma Worokia.
- Je ne peux pas. N’oublie pas que je ne suis qu’un bébé pour l’instant. Je peux les combattre une à une mais contre cette multitude elles viendraient à bout de moi.
- Mais un génie ne meurt pas !
- C’est ce que tu crois. Toutes les créatures de Dieu ont une fin. Je ne suis pas une exception. Je vis plus longtemps qu’un être humain, certes mais je ne suis pas immortel et une sorcière peut mettre fin à ma vie, surtout si elle tire sa force d’un génie noir.
- Donc nous ne pouvons rien faire pour Worokia ?
- J’ai implanté dans son cœur une sorte de virus qui l’aidera à résister à l’effet nocif de leur maudite potion magique.
- Regarde ! C’est Worokia !
En effet, la jeune fille s’était levée et avait pris le pilon, comme Minkamalou. Elle se mit à piler. Dès qu’elle finit, elle prit le crâne de la main de la vieille femme et arrosa le contenu du mortier. Puis, elle se mit à manger. Soudain, elle attrapa des deux mains son ventre et poussa un cri de douleur. Les sorcières se dressèrent, semblant du coup inquiètes.
Le corps de Worokia s’alluma, en rouge. Les sorcières se rassirent, comme rassérénées. La flamme rouge sortit du corps de la jeune fille qui ne tomba pas cependant car aussitôt que la boule rouge sortit, Worokia s’alluma de nouveau, mais cette fois-ci en bleu et une boule bleue s’en échappa et fonça sur la boule rouge. Les deux boules entrèrent en collision. Il y eut un choc violent dont le souffle ébranla le sol et les airs. Les deux sphères devinrent une et l’ensemble se noircit.
Ce fut comme si ces deux phénomènes ronds menaient une lutte sans merci. On entendait des cris bizarres et des bruits étranges. Soudain la sphère noire et instable fonça vers le corps de Worokia toujours debout et s’y engouffra. Worokia s’écroula et resta inerte.
La vieille femme se leva et rugit de colère.
- Ceci est l’œuvre d’un génie. D’un génie noir. Ce doit être ce morveux de génie dont m’a parlé Ginazida, le chef du clan des génies de Ginazablare. Ce bébé mi-génie noir mi-génie blanc. Si je l’attrape celui-là ! On arrête la cérémonie. Emportez Worokia dans le baobab. Nous attendrons trois jours. Si le virus de la sorcellerie ne vient pas à bout de celui du morveux génie, nous l’utiliserons comme appât. S’il ne mord pas, alors nous la tuerons.
- Noooon !
- Tiens ! Il y a déjà mordu ! Ramenez-le-moi !
Une vingtaine de flèches incendiaires filèrent vers le baobab où se cachaient Zatibagnan et Wanganhoba qui avait prononcé ce non tonitruant qui risquait de les perdre. Zatibagnan maugréa :
- Tu es vraiment impossible et inconscient comme papa. Filons d’ici avant que ces montagnes de crocs ne nous transforment pas en charcuterie.
- Quoi ! Mais je pensais que les sorcières, une fois qu’elles se sont immatérialisées, elles ne peuvent plus faire de mal qu’aux âmes !
- Suis-moi vite ou alors tu te rendras compte par toi-même que tu dis des bêtises !
Ils prirent leur envol. Juste au moment où les flèches rasèrent les branches du baobab. Mais elles revinrent à l’attaque et se mirent à leur suite...
Abdou ZOURE
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