Les Nouvelles de Zouré

Les Nouvelles de Zouré

Le monde sans dieu Argent

 LE MONDE SANS DIEU ARGENT

 

 

Que  de  bruits  pour  de  simples  cercles  métalliques ! Que  de  tribulations, d’acrobaties, de  souffrances, de  peines, d’écorchures, de  morsures, d’agacements, d’humiliations, de  honte, de  rabaissements, d’arrogance, d’orgueil, de  vantardise  pour  de  simples  carrés  de  papier ! Des  ronds  en  fer  et  des  coupons  de  feuilles  de  papier, voilà  ce  qui  mène  le  monde  par  le  nez, voilà  ce  qui  désagrège  l’ « humanité. »

Ces  ronds  et  ces  carrés  sont  ce  qu’on  appelle  autrement  et  couramment  ‘argent’. L’argent, voilà  ce  derrière  lequel  le  monde  court  comme  une  meute, un  troupeau, un  bataillon de  buffles, d’éléphants, de  phacochères, de  rhinocéros, de  tyrannosaures  en  déroute, piétinant  humanité, morale, vertu…

Non ! Laboussoula  était  déterminé ! Il  faut  que  cela  finisse ! L’argent, cette  créature  devenue  créatrice  doit  se  « dé-déïfier », s’atrophier  et  disparaître.

Facile  à  dire. Le  réaliser, c’est  une  autre  pyramide  de  Ramsès  à  transporter  sur  le  dos.

Le  soir, il  se  coucha. Il  était  décidé  à  mener  à  bien  son  projet, quitte  à  faire  lever   le  soleil  au  nord   et  à  transformer  en  terre   tropicale  le  pôle  nord.

 

 

 

****

 

…. Aujourd’hui  est  un  grand  jour. Laboussoula  est  prêt. Avec  le  soutien  des  membres, amis  et  sympathisants  du  Mouvement  pour  la  Révolution  du  Monde (MOREMO). Ce  mouvement, Laboussoula  en  était  le  créateur  et  le  président. Il avait  pour  objectif  principal : ramener  la  paix, la  morale  et  la  vertu   dans  le  monde. Et  pour  obtenir    cet  œuf  d’or, une  lutte  est  menée  contre  certains  fléaux, dont  figure en premier  lieu, l’argent, seigneur  argent !

De  tous  les recoins  du  monde, des  souscriptions  l’ont  rejoint  au  fin  fond  de sa  brousse  africaine. Alors  un  puissant  réseau  s’est  tissé  de   par  le  monde  comme  une  immense  toile  d’araignée  et   la  machine  purificatrice  s’est   mise  en  branle.

Comme  il  a  été   dit, ce  jour  est  grandiose  et  inoubliable  pour  Laboussoula, car  son pire  ennemi  allait  mordre, dans  quelques  instants, la  poussière  dans  cette  immense  salle  de conférence  de  l’immeuble  de  l’Organisation  des nations  unies. Dans  ce  décor  illuminé, tous  les  banquiers, les  économistes, les  acteurs  des  finances  et  autres  jambes  et  bras  de  Monsieur  Argent  y  étaient  rassemblés.

 

          D’un  simple  paysan  pauvre  d’une campagne  ignorée, Laboussoula  était  devenu  du  jour  au  lendemain  un  grand  de  ce  monde. N’est-ce  pas  que  lutter  contre  dieu  Argent  était  source   de grandeur ? Il  est  à  croire  d’ailleurs  que  quoi  qu’on  fasse  à  son  sujet, on  s’en  retrouvait  récompensé, aussi  bien  en  mal  qu’en  bien.

 

De  toute  manière, Monsieur  Laboussoula  était là  ce soir bien  pris  dans  un  costume  impeccable, un  verre  à  la  main  et  conversant  cordialement  avec  le  S.G  de  l’ONU  et  presque  tous  les  présidents  d’Etat  du  monde  entier. Ce  soir, ils allaient  à  l’unanimité  signer  l’arrêt  de  mort  de  MONIEUR  ARGENT.

 

Au  milieu  de  la  salle, se  trouvaient  un  immense  container  contenant  tous  les  genres  de  billets  de  banque  du  monde  et  un  four  crématoire. Le  condamné  et  son  échafaud.

 

Sur  un  signal, les  occupants  de  la  pièce  prirent  place. Après  un  long  discours, le  SG  de  l’ONU  dit  ceci :

--- Avec  l’assentiment  des  dirigeants  de  ce  monde, représentants  des  peuples  de  cette  planète  et  en  vertu  des  pouvoirs  qui  me  sont  conférés, je  déclare l’argent  banni  des vocabulaires, de  la circulation  et  du  monde entier. Que  règnent la  paix, la  justice  et  la  morale.

 

Le  contenu  du  container fut  transvasé  dans  le  four. Les  participants  de  ce  solennel  rassemblement s’attroupèrent  autour. Un homme  en  livrée  s’approcha  avec  un  plateau  en or, au  centre  duquel  trônait, en  forme  de  marteau, un  tison  de  feu. Le  représentant  suprême  de  l’Organisation  qui  œuvre  pour  la  paix  dans  le  monde  reprit  la  parole :

 

---Pour  avoir  eu  l’initiative  de  ce  grand  et  honorable  acte, Monsieur  Laboussoula, l’honneur  vous  revient  de  droit  de  terminer  l’œuvre  salvatrice  commencée.

 

Emu  aux  larmes, Laboussoula  prit  le  tison  et  solennellement, le  mit  dans  le  four  qui  s’embrasa  instantanément. Son  contenu, son  Excellence  Sérénissime et  Seigneurial  Argent, mourrait  à  « grand  feu. » Laboussoula  était comblé. Son  plus  grand  rêve  venait  de  se  réaliser. Il  pouvait  maintenant dormir  tranquille.

 

******

 

 

 

 

 

 

 

Un  petit  mendiant. Karim  était  le  model  type  de  tous  les  mendiants  d’Afrique. La  crasse  était  sa  seconde  peau, les  mouches, son  honorable  suite, les  plaies, ses  plus  belles  parures, les pieds  nus, ses  plus  belles  chaussures. Le  bonnet,  troué, rapiécé  et  suant l’insalubrité  qui  trône  sur  sa  tête  aux  cheveux  d’esclave  noir  américain  et  eldorado  des  plus  gras  poux  du  monde,  était  sa couronne. Son  boubou, qui  ressemble  drôlement  au  treillis  d’un soldat  de  la  guerre  des  tranchées, a  connu  de  plus  beaux  et  lumineux  jours. Quant  à  sa  culotte, forteresse  aux meurtrières  innombrables, elle  cachait  tout, sauf  l’essentiel.

 

Karim  le  petit  mendiant  avait  reçu  ce  matin d’une  âme  charitable  une  piécette  de  100 francs, « pour  orner  ta  chambre », avait  dit  le  donateur. Sur  le  moment, Karim  n’avait  pas  compris  ce  que  racontait  le  bonhomme, qui  ne  savait  sans  doute  pas  que  le  toit  de  sa chambre  n’est  autre  que  le  ciel, que  les  néons  sont  les  étoiles et  que  les  murs  sont  inexistants. Et  puis, il  avait  bien  mieux  à  faire  avec  cette  piécette  que  d’en  décorer  sa  fameuse  chambre !

 

Le  ventre  creux, Karim  s’était dirigé  donc  vers  une  vendeuse  de  beignets.

 

---A  combien  vendez-vous  un  beignet ? demanda-t-il  avec  une  mine  de  richard.

---Combien  de  beignets  veux-tu ? Lui  rétorqua  la  bonne  dame.

---Je  sais  que  ce que  j’ai  ne  suffira  pas  pour  en   remplir  mon  ventre  ingrat, mais  au  moins  le  un  tiers. Combien  coûtent  dix  beignets ?

---Tu  peux  te  remplir le  ventre  rien  qu’avec… euh… voyons, dit  la  femme  en  détaillant Karim. Bon, rien  qu’avec  ton  bonnet ! conclu-t-elle  avec  un large sourire.

 

Le  petit  mendiant  écarquilla des yeux  incrédules. Ou  bien  cette  femme  était  folle, ou  bien   elle  se  moquait  de  lui, croyant  qu’il  était  incapable  d’avoir  le prix  de  dix  beignets. Ce  qui  l’énerva.

---Madame  ne  me   prenez  pas  pour  un plaisantin, dit-il  en  exhibant  ces  fameux  cent  francs. Je  suis   capable  de  m’offrir  tous  les  beignets  de  votre  plat.

 

La  vendeuse  éclata  de  rire.

 

---Range  ton  ar…  ce  rond  de  fer  sans  valeur, petit  et  vas-t’en  décorer  ta  chambre.

 

Karim  était  abasourdi. Il  se  fâcha  pour  de  bon.

 

---J’ai  l’impression  que  le  monde  se moque  de  ma culotte ! Depuis  ce matin, ça  fait  deux  fois  qu’on  me  dit : range-le  et  vas  en  décorer  ta  chambre ! Quand-est-ce  que  vous  allez savoir  à  la  fin  qu’un  mendiant  tel  que  moi  n’a  pas  de  chambre  et   que  je  ne  peux  pas  faire  de  ma piécette  un  objet  de  décoration  pour  la  bonne  et  pertinente  raison  que  j’ai  faim ?

---Calmes-toi  mon  enfant. Je  vois  que  tu  n’as pas  appris  l’annulation  du  poste  de  dieu  Argent. L’argent  n’existe  plus, du  moins  il  ne  sert  plus, pas  plus  qu’il   ne  dirige. Maintenant, on  a  plus  besoin  de  lui  pour  acheter des  habits, des  chaussures, des bonnets, une  chambre  et… des  beignets ! termina-t-elle  avec  un  clin  d’œil.

---Mais  avec  quoi  alors ?

---Avec  tout  ce  que  tu   possèdes  en  biens  matériels, en  connaissances  intellectuelles  ou  religieuses.

---Donc  je  peux  avoir  mes  beignets  rien  qu’avec  mon  pauvre  bonnet ?

---Oui, mon  enfant. Regardes, j’en  ai  vendu  pour  moins  que  ça : une  épingle, une cuiller, une  banane  et  même  une  chèvre !

---Et  comment  vas-tu  faire  pour  recouvrer  les  dépenses  que  tu  as faites  pour  l’achat  des  matériaux  nécessaires  à  la  préparation  de  tes  beignets ?

---C’est  simple ! Je  peux  échanger  ma chèvre  contre  deux  sacs  de  haricot  et  la  cuiller  contre  deux  ou  trois  litres  d’huile !

---Alors  là  c’est  formidable. Merci  à  celui  qui a  eu  cette  pieuse  idée  de  supprimer  l’argent  de  la  circulation…

---… et  même  des  vocabulaires. Alors…

---… je  ne  prononce  plus  son  nom. Merci. Maintenant   trêve  de  discours. Mes intestins  parlent  le  swahili  présentement !

 

 

*****

 

 

---Messieurs, vos  bijoux  sont  là ! Contemplez-les ! Qualité, haute  précision, sûreté  sont  leurs  essentielles  essences. En  commençant du  simple  pistolet  au  bombardier, en  passant  par  le  char, c’est  de  la  garantie  pure. Admirez-les  donc !

 

Les  hommes  en  présence  sous  l’immense  hangar  de  la  ‘ARMY  AND  ARMEMENT  EQUIPMENT  COMPANY’  sont  d’imminents  fabricants  et acheteurs  d’armes  et  armement  des  Etats-Unis. Joliment  classées, toutes  les  armes  de  dernière  fabrication  étaient  entreposées, luisant  de  leur  sinistre, macabre  et  funèbre  éclat ; scintillant  de leur  funeste  beauté, sous  l’œil  subjugué  et  émerveillé des  clients.

 

 Ils  se promènent  entre  les  rangs  des  objets de  mort, les caressant  des  yeux  et  de  la  main, les  cajolant, les flattant, les  idolâtrant. Ils  firent  plusieurs  tours, puis  revinrent  au  centre  de  la  salle.

 

---Si  vous  n’y  voyez  pas  d’inconvénient, je  pense  que  nous  pouvons  commencer  les  marchandages, Monsieur  SMITH.

---Nous  les  avons  déjà  faits, Monsieur  WESSON, avec  votre patron. Il  ne  vous  a  rien dit ?

---Non, Monsieur  SMITH, répondit  WESSON  embarrassé.

---J’en  suis  désolé. Les  accords  ont  été  conclus  à  un  prix  de  quatre  milliards  d’oranges. Voici  un  exemplaire  de  la  preuve  des  transactions, dit  Monsieur  SMITH  en  lui  tendant  un  papier.

---Euh… , excusez-moi, s’éclaircit  la  gorge  WESSON, s’agit-il  de  quatre  milliards  de  balles  ou  d’oranges ?

---D’oranges, monsieur  WESSON. Nous  avons  vu  la  marchandise, voici  son  équivalent.

 

Sur  un  claquement de  doigt, trois  énormes  camions s’approchèrent, remplis  à  déborder  d’oranges.

 

---Vous  êtes  satisfaits ? Alors  dans  ce  cas, je  pense  que  nous  pouvons  emballer.

---Mais… mais…

---Y  aurait-il  un  problème, M. WESSON ?

---Ces  oranges… ,dit  l’interpellé en  montrant  plus  qu’interdit  les  camions.

---Vous  avez  la  preuve  de  notre  bonne  foi  sous  vos  yeux. Alors  je  ne  vois  plus  de  problème.

 

Monsieur  WESSON  se  tut  et  regarda  embarquer  les  armes, hébété  comme battu  par  une  pluie  diluvienne  ou… comme  un  chien  battu.

 

Quant  tout  fut  fini et  que  tous  repartirent,  mister  WESSON  s’effondra  sur  une  table.

 

---Eddie ?

---Oui, Monsieur  WESSON ?

---Tu  sais  quoi ?

---Euh… , non, monsieur !

---Eh  bien, fini !

--Fini ?… Mais  quoi  donc ?

---Fini  les  armes, fini  les  bombardiers, fini  les  chars, fini… fini  les  oranges. Je  ferme  boutique !

---Mais  nous pouvons  revendre  ces  oranges  contre  des  armes  et…

---Et  revendre  ces  armes  contre  des  cacahuètes ? Mais  tu  réfléchis  un  peu  Eddie ? Non ! Je  ferme… ou j’y  pense : pourquoi  pas  concocter  du  jus  d’orange  et  vendre  contre  de  belles  voitures ! Oui  pourquoi  pas  en  fin  de  compte ? C’est  plus  saint  et  moins  macabre. Oui, pourquoi  pas ?…

 

*****

 

 

Rue  sombre. Rue  poisseuse. Rue ténébreuse. Rue  insalubre. Brrr  est  la  rue  préférée  de  Dame  Saleté, dans l’étendue  de  toute  son  hygiénique  insalubrité. Ses  rejetons, insalubrité, déperdition, mœurs  légères, morale  enterrée  six  pieds  sous terre  s’y  ébattaient  funèbrement  comme  sangsues  dans  un  lac de  sang  sombre. Brrr, rue  où  les  pratiquantes  du  plus  vieux  métier  du  monde ont  implanté  leur  QG (quartier  général). Brrr, rue  où  tous  les gens  en  quête  de  sensations  fortes  et  de  « déchargement »  se  dirigent. Brrr, rue  de  débauche.

 

Mais  ce  soir, Brrr  connaît  une   grande  agitation. Des  portes  se  ferment  avec  fracas. Des  rires. Des  cris, des  appels  joyeux. Contraste  avec  ce  lieu  sinistre. Des  femmes, des  filles  de  tout  acabit  qui  s’empressent  vers  la  grande  rue, la  lumière. Brrr  connaît  ce  soir  une  animation  inhabituelle.

 

Martin  faisait  partie  des  habitués  de  Brrr  où  il  venait  délivrer  de  temps  à  autre  son  cœur  des  lourdes  charges  de la  vie, dans les  bras  de  son  habituée, Charline. Mais  il  est  intrigué  ce  soir  par  ce  qui  se  passe  dans  cette  rue, d’habitude  plongée  dans  un  calme  poisseux.

Tant  bien que  mal, il  arrive  devant   la  « boutique »  de  Charline, qui  s’apprêtait  visiblement  à  sortir, avec sa  petite  valise  en main  et  son  petit  sac  à  l’épaule. Elle  était  en  train  de  refermer  sa  porte.

---Où  vas-tu ? lui  demanda-t-il

---Mais  loin  d’ici ! Comme  tout  le  monde  ici  d’ailleurs !

---Pourquoi ? Comment ?

---Parce  que  le  monde  a  changé  et  est  redevenu  normal. Il  est  demandé  aux  prostituées  de  venir  en  ville  pour  leur  offrir  du  travail.

---Mais tu  n’en  as  plus  besoin !

---Pourquoi ? demanda-t-elle  surprise.

---Regarde !

 

Il  lui montra une  mallette  qu’il  ouvrit.

 

---Des  milliards  de  billets  de  banque, rien  que  pour  toi. J’en  ai  cinq  autres  comme  ça chez moi. Et  comme  je  te  connais depuis  longtemps, j’ai  tenu  à  te  l’offrir. C’est  fou   comme  la  chance  peut  vachement  vous sourire : ces   males, je  les  ai  découvertes dans  une  poubelle.

 

Charline  éclata  d’un rire  incontrôlable  que  Martin  ne  savait  comment  interpréter. Enfin, elle    réussit  à  se  calmer.

 

---Mais  mon  cher, comme  je  te  plains !

---Et  je  peux  savoir  pourquoi ? demanda  le  jeune  homme  dépité.

---Parce  que  tes  billets n’ont plus aucune  valeur.

---Ils sont  faux ?

---Dieu, non ! Je  veux  dire  par-là  que  l’argent  n’existe  plus. Coupé  de  la  circulation. Fini. Terminus. Couic !

---Quoi ?

---L’argent  n’est  plus  un  moyen  d’échange !

---Et  comment ?

---Va  le  savoir.

---Et  que  veux-tu  pour  le  passe-passe  de  ce  soir, car  je  suis  très… tu  vois  ce  que je  veux  dire ?

---Oui, je  vois. Mais  ce  soir, c’est  non et  pour  toujours.

---Co…co… comment ?

---Comme  ça ! C’est  fini. Si  tu  as  besoin  de  sexe, débrouilles-toi  ailleurs ou  maries-toi. Quoi  qu’il  en  soit, ne  comptes  plus  sur moi  pour  marchander  le  mien, ni  sur aucune  autre  d’ailleurs, car  nous  allons  toutes  travailler  maintenant  et  gagner  sainement  notre  vie. Adieu.

 

Elle s’en  fut   et  se  noya  dans  la marrée des  prostituées  qui  coulait  vers  la  lumière, sous le  regard  ahuri  de  Martin, laissant  retomber  son  bras  et  le contenu  de  la  mallette  s’en  fut  au  gré  du  vent  frais  qui  se  levait  sur  Brrr, la  rue  qui  était  sale…

 

 

*****

 

 

---Voici  du  bois ! Du  bon  bois  bien  mort ! Du  bois  rare  et  sec ! Qui  veut  du bois ?

 

Un  âne squelettique  aux  oreilles  couvertes  de  plaies, attelé  à  une  lourde charrette  chargée  à  mort  de  bois  mort, un  vieil  homme  en  hardes  et  suant  à  grosses  gouttes. Voici  d’où  venait  cette  proposition  criée  à gorge  déployée.

 

---Du  bois  mort ! Qui  veut  du  bois  mort ?

 

L’attelage  et son  propriétaire, Talgbiiga (fils  du pauvre) passa  devant  la  belle  et  richissime  villa  de  Rakanrbiiga  (fils  du  riche). Celui-ci  était  justement  devant  sa concession  dans  un  riche  boubou  Bazin  brodé  de  fils d’or  d’une  blancheur  d’ange, à côté  d’une  Limousine  de  la  même  couleur. Un  chauffeur  était  arrêté  tout  proche.

 

Rakanrbiiga  retroussa  les  manches  amples  de  son  boubou  d’un  geste  non  moins  ample. Il  regarda  le  pauvre  vendeur  de  bois  avec  un  air  de  la  plus  haute  arrogance. « Ces gens  empoisonnent  la  vie  des  ‘gens’ » se  dit-il  agacé, apparemment  sans  cause  valable.

 

---Qui  veut  du  bois ? Du  rare  bois  bien  mort ? Qui  veut…

---… l’anus  poreux  de  ton  arrière-grand-père ? compléta  Rakanrbiiga  avec  une  grossièreté à  primer  d’un  Oscar !

 

Talgbiiga  ne  dit  rien  et  fit  aussi  bien  le sourd-muet  que  l’imbécile.

 

---Du  bon  bois ! Qui  veut …?

---…les  testicules  noirs,  puant   la  musaraigne et  le  putois  de  ton  futur  petit-fils ?

 

Le  partisan  de « le  pauvre  a  toujours  tort »  ne  dit  toujours  rien.

 

---Qui  veut… ?

---…le…

---Patron ?

---Qu’est-ce  qu’il  y a ? gronda  Rakanrbiiga en  se  retournant  furieusement  vers  la  doyenne  de  ses  serviteurs, auteur  de  l’appel.

 

---Nous  n’avons  plus de  bois, le  gaz  est  introuvable  dans  tout  le  pays, de  même  que  le…. Oh !  Mais c’est  un  don  du  ciel ! s’exclama  la  dame  en  voyant  la  charrette  de  bois. Je  décharge  patron ?

 

---Décharger  quoi ?

---Mais  le  bois !

---Il  n’en  est  pas  question !

---Mais  les  invités, la  fête, votre  mariage ? N’oubliez  pas  que  c’est  votre  dernière  chance  de  vous  marier, d’avoir  des  enfants  qui  seront  héritiers  de vos  immenses  avoirs. Le  marabout  de  la  Mecque  l’a  formellement  précisé. Alors  quoi ? Qu’attendez-vous ? Vous  voyez, les  gens  s’empressent  pour  venir  acheter  ce  bois. C’est  le  seul  je  vous  dis ! Dite-lui  rapidement !

 

Rakanrbiiga  était  troublé. Quelle  fâcheuse  situation ! Le  paysan  allait  sûrement  se  venger. Les  gens s’approchaient  aussi  de  celui-ci, visiblement  pour  s’approprier  de  la  chose  précieuse. Sûrement  qu’il  allait  le  vendre  à un  prix  à  vous  arracher  les  yeux  de  la  tête ! Mais  étant  le  plus  riche de tous  ces  minables, il  l’emportera. Le  richard  tenait  vraiment  à  ce  mariage. Passer  50  ans  de  sa  vie  sans  avoir  de  femme, malgré  sa  richesse   et  avoir aujourd’hui  la  chance  de  le  faire  et  la  perdre  pour  une  ridicule  question  d’orgueil  ne  le tentait  pas  du  tout ! Il  était prêt  à  tout !

 

---hé, le  charretier !

 

Celui-ci  se  retourna

 

---Je  veux  ton  bois. Combien le  vends-tu ?

---Fixe  ton  prix, j’aviserai, dit  le pauvre.

---Je  t’en  propose  dix  mille.

---Aurais-tu  oublié  que  l’argent  n’existe  plus ? Demanda  d’une  voix mielleuse  Talgbiiga.

---Oui, effectivement. Je  te  donne  trois  pagnes.

---Rajoute.

---C’est  du  vol !

---Hé  vous  autres ! Approchez ! Venez  voir  du  bon bois  mort !

---Arrête  voyons ! Nous  n’avons  pas  fini !

 

---C’est  assez de  m’insulter. Traiter  de  vol  ce  que  j’ai  acquis  à  la  sueur  de  mes  bras, c’en  est  trop !

---Mais  écoute, dit  Rakanrbiiga  amadoué. Je  plaisantais. Ceci  est  de  mise  dans  les  règles  du  marchandage. Hum, ça  va ? !. Que  veux-tu  que  j’ajoute  aux  trois pagnes ?

---Mmmmm, fit  Talgbiiga  en  se  frottant  malicieusement  la  barbe. Compte  tenu  de  l’enjeu, de  ta  pauvreté minuscule  et  de  mon  immense  dénuement, je  fixe  mon  prix  à  ta  voiture, ton  boubou, ta  villa  et  leur  contenu, et …  ta  femme !

 

Rakanrbiiga  faillit  s’étrangler  de  rage. Ce  pauvret  profitait  de  la situation.

 

---Mais… mais…tu  es…

---Pas  d’insultes  mon  ami, dit  le  pauvre  d’un  air  humble  avec  des  yeux  brillant  de  malice  contenue. C’est  la règle  des  marchandages. Tu  l’as  toi-même  dit. Alors  je  propose  et  on  discute. Que  penses-tu  de  mon  prix ?

---Fais  un  rabais, se  domina  le  richard.

---Combien ?

---Mets  de  côté  la  femme. C’est  un  humain et  n’a  pas  de  valeur  marchande.

---Mmmm, demande  moins…

 

De  rabais  en  rabais, ils  arrivèrent  à  ce  prix : la  Limousine  et  son  contenu (cinq  balles  de  tissu  et autres  riches  cadeaux  de  mariage), le  boubou, la  villa, ses  meubles  et  les  serviteurs, sans  cependant  la  future  épouse ! Le  marché  fut  conclu. Rakanrbiiga  déménagea  ainsi  que  Talgbiiga. Celui-ci  s’installa  dans  sa  nouvelle  propriété  gagnée  à  la  sueur  de  ses  bras, avec  sa  famille  et  Rakanrbiiga  partit  pour  une  direction  inconnue, occuper  une  autre  propriété, non  moins  riche  que  celle  perdue, selon  les  rumeurs. Q’est  devenu  le  pauvre  et  qu’est  devenu  le  riche ? Le  monde  sans  dieu  Argent…

 

 

*****

 

---Ah ! Bonjour  monsieur  Labousssoula !

---Bonjour  coiffeur !

---Vous  venez  vous  coiffer ?

---Oui. Ces  cheveux  me  font  mal  à la  tête ! Peux-tu  m’en  débarrasser ?

---Mais  sûrement ! Venez, asseyez-vous  là ! Voiiilà !

 

Le  coiffeur  entreprit  son  sacerdoce  avec  tout  le  sérieux  du  monde.

 

---Vous  savez  quoi, monsieur  Laboussoula ?

---Oui ?

---Vous  avez  fait  quelque  chose  de  grand  pour  le  monde  en  révoquant  l’ar… le  destructeur  de  ce  monde. Nous  ne  saurons  comment  vous remercier.

---Remerciez-vous  vous-mêmes  car  si  vous  n’étiez  pas  d’accord  avec  moi, rien  n’aurait  été  fait.

---C’est  vrai, mais  vous avez  la  médaille ! Voiiilà ! C’est  fini, monsieur  Laboussoula ! Vous  voiiiilà  beau  à  l’image  de  l’ange  qui  nous  a  sauvé  du  joug  de  dieu  argent !

---Merci, coiffeur ! Qu’est-ce  que  je  vous  dois ?

---Euh… voilà, pratiquement  rien  du  tout !, dit  le coiffeur  en  détaillant  avec  un  œil  gourmand  Laboussoula.

---Mais  quoi  donc ? demanda  celui-ci  avec  un  certain  malaise  au  creux  du ventre.

---Un  tout  petit  quelque  chose  de  vous !

---Mais  dite, s’impatienta  le  chasseur  de  dieu  argent  avec  un soupçon  d’agacement  dans  la  voix, un  mauvais  pressentiment  trottinant  tout  au long  de  sa  colonne  vertébrale.

---Votre…

---Mon…

---Votre  corps !

---Comment ?!?!?!!!

---Voiiilà ! J’ai  envie  de  votre  corps, votre  beau  et  sublime  corps. J’ai  envie  de  le  découvrir, de  le  caresser, de  le  contempler !

---Mais, coiffeur, ça  ne  va  pas  dans  votre  tête ?

---O  que  si ! C’est  le  prix  que  je  demande  pour  le  travail  que  j’ai  fourni. C’est  la  nouvelle  donne  non ? Voiiilà ! On  travaille  maintenant  en  échange  de ce  que  l’autre  possède  comme  bien. Alors  j’ai  coiffé  votre  tête  et  réclame  comme  dû  de  passer  un  quart  d’heure  de  jambes  en  l’air  avec  vous ! Si  vous  n’êtes  pas  d’accord, rendez-moi  l’énergie  que  j’ai  dépensée  pour  vous  enlever  les  cheveux !… Voilà !

 

Laboussoula  s’épongea  fiévreusement  le  front.

 

---Bon, d’accord, dit-il. Je  sors  et  reviens  tout  de  suite  avec  votre… votre  énergie !

 

Laboussoula  prit  ses  jambes  à  son  cou ! Poursuivi  par  le  coiffeur…postillonnant    des  « voilà ! »  et  des »voiiilà » !

 

*****

 

---Tiens   tiens ! Qui  est-ce que  je  vois ? Monsieur  Laboussoula !

 

Laboussoula  leva  la  tête  et  fit  face  à  la  plus  extraordinaire  et  effrayante  créature  de  sa  vie : une  boule  couverte  de  pièces  d’argent  au  milieu  de  laquelle  cohabitaient  deux  grosses  pièces  de  un  dollar, trônait  sur  quelque  chose  qui  ressemblait  à  un  buste, tapissé  de  billets  de  banque  divers. De  sous  ce  tapis  rocambolesque  émergeaient  quatre  segments  métalliques : deux  en  haut, semblables  à  des  bras et  deux  en  bas  en  forme  de  jambes. L’ensemble  de  cet  être  sorti  du  pays  de  l’imagination  brillait  d’un  éclat  incroyable  sous  le  soleil  d’avril. Laboussoula  cligna  des yeux.

 

---A  qui  ai-je  affaire ? Demanda-t-il, maître  de  lui.

 

La  créature  éclata  d’un  rire  cristallin, bien  qu’aucune  bouche  n’apparaisse  sur  la  face  de  pièces  d’argent.

 

---Monsieur  Laboussoula  ne  sait  pas  à  qui  il  a  affaire ! Ah  ah ! Je  suis  celui  qui  régulait  ce  monde. C’est  moi qui jouissais  d’une  célébrité  illimitée, c’est  moi  qui  tirais  sur  les  ficelles  des  marionnettes  qu’on  appelle peuples  de  cette  planète, c’est  moi  qui  régnais  sur  cette  terre  au  point  qu’on m’a  collé  la  minable  étiquette  de  ‘dieu  Argent’. C’est  moi qui  étais  le  tout puissant  ici, jusqu’au  jour où  vous  avez  eu  la  machiavélique  idée  de  me  mettre  sur  l’échafaud, de  m’humilier  devant  mes  sujets. Je  suis  l’Argent !

 

Laboussoula  se  frotta  les  yeux.

 

---Rassurez-vous, Monsieur  Laboussoula, vous  ne  rêvez  pas. Je  suis  venu  pour  que  nous  réglions nos  comptes  d’homme  à  homme.

---Etes-vous  sûr  que  vous  êtes  un  « homme » ? demanda  Laboussoula  avec  un  sourire  ironique, bien  que  son  cœur battait  tous  les  tambours  de  l’Afrique ! Vous  devriez  dire  d’homme  à  chose !

---Peu  importe. Passons  aux  choses  sérieuses…

---Comme  vous !

 

La  créature  esquissa  un  mouvement  d’impatience.

 

---Comme  je  l’ai dit, vous  vous êtes  donné  un  mal  fou  pour  rien. N’allez  pas  loin  et  prenez  en  exemple   ce  qui  s’est  passé  avec  votre  coiffeur. Vous  n’irez  pas  loin  sans  moi, l’argent.

---C’est  ce  que  vous  croyez ? Eh  bien, figurez-vous  que  j’ai  commencé  et  n’ai  pas  l’intention  de  m’arrêter  en  si  bon  chemin.

---Hum, c’est  ce  qu’on  verra. Figurez-vous  aussi  que  les hommes  n’ont  jamais  été  parfaits. Entre  la  bête  et   l’agneau  qui  cohabitent  dans leur  cœur, la  première  tend  à  dévorer  la  seconde  et  à  occuper  l’espace hospitalier. L’argent, ce  n’est  peut  être que  l’avant-goût  d’un  succulent et  funeste dîner, le  spot  publicitaire  d’une  funèbre  soirée  dansante  avec  un  macabre  musicien  pas  encore  célèbre. Qui  sait, peut-être  que  le  pire  vient  après  moi. Le  monstrueux  sous  la  forme  de  la  beauté  et  de  la  vertu  vient… vient… vient…

 

 

 

 

*****

 

 

---vient…vient… vient…vient…   vient… !

--- Non !  NON ! RIEN  NE  VIENDRA !  RIEN !  RIEN !

---Qu’est-ce  que  tu  as  Laboussoula ? Laboussoula ! Réveille-toi !

 

Laboussoula  se  réveilla  effectivement   et  regarda  d’un  air  hébété  les  briques  en  banco  de  sa  case, puis  sa femme.

 

---Il  est  parti ? posa-t-il  en  cherchant  des  yeux tout  autour  de  lui.

---Mais  qui ? lui  demanda  sa  femme  qui  ne  comprenait  pas  du  tout.

---L’argent.

---Pardon ?

---L’argent  que  j’ai  fait  tuer, que  j’ai fait  bannir  du  monde  et  qui  m’est  apparu  il  y a  quelques  instants… et  qu’est-ce  que  je  fais  ici ?

---Mais  il  n’y  a  pas  d’argent  que  tu  ais  fait  bannir  que  je  sache  et  ici  c’est  ta  chambre, et  tu  ferais  mieux  de  te  lever  et  de  te  préparer  pour  aller  au champ, car  le  soleil  s’est  levé  sur  le monde, au  lieu  de  débiter  des  sornettes !

 

Laboussoula  retomba  sur  son  lit.

 

---O ! Mon  Dieu !

 

 

 

Abdou ZOURE



02/10/2010
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