L'amour c'est pas forcé
Qui a dit que toutes les filles d'aujourd'hui tombent amoureuses de l'argent, aiment l'argent, se marient avec lui et sans jamais divorcer pour le restant de leur vie ? Moi je lui dis qu'il a menti ! Toutes les filles n'adorent pas l'argent et je l'ai appris à mes dépens.
La foudre s'abattit sur moi dès que je vis ce sourire qu'elle m'a adressé. Un sourire à se laisser écraser par un train sans s'en rendre compte. J'eus le privilège de profiter de ce joyau céleste dans ma grosse boutique sise au marché central.
Juste pour vous apprendre que je suis un grand commerçant, qui s'habille avec de gros boubous remplis à craquer de beaux et neufs billets de banque. J'en ai également plein à la banque et quelque part dans ma maison.
Je ne dirai pas où parce qu'il y a une profession qui prend sérieusement de l'essor ces dernières années et ceux qui l'exercent se feraient un malin plaisir de venir me rendre visite à une heure où les gens bien élevés dorment.
Bref, revenons à cette fée au teint d'un noir d'ébène qui m'a rendu visite. En fait, la visite ne m'était pas destiné particulièrement. Alizèta venait acheter une boîte de lait pour son père. C'est ce qu'elle m'a dit. Elle portait une tenue kaki de lycéenne, dépourvue de toute extravagance et de toute provocation. Une tenue de sainte. Sur sa tête, se croisaient harmonieusement de belles nattes naturelles. Sans aucun artifice. Son visage, où brillaient des yeux aux noires pupilles noyées dans un blanc lacté, était également pur de tout maquillage. Une fille comme on n'en rencontre pas tous les jours. Et un trésor qu'on aimerait avoir pour soi. Exclusivement. Je faillis avaler mon chapelet.
J'oubliai que ma fille avait le même âge qu'elle. Je n'allais d'ailleurs rien faire d'extraordinaire car je voyais des confrères commerçants qui sortaient avec leurs arrière-petites filles. Au lieu d'une, je lui donnai cinq boîtes de lait. Au point d'interrogation que me posèrent ses si beaux yeux, je répondis que je connaissais très bien son père. Ce qui est faux. Je lui dis aussi que c'est un cadeau pour étancher sa soif dans ce si chaud mois de ramadan. Pourtant, les musulmans ont tué depuis belle lurette le mouton de Tabaski et quant à la chaleur, mes collègues vendeurs de pull-overs se frottent plutôt les mains ces derniers temps !
Juger donc de l'ampleur des dégâts que ce coup de tonnerre m'a infligés. Quand elle partit, j'avais réussi à obtenir son numéro de téléphone sous le prétexte fallacieux que j'avais perdu celui de son père. Le soir, je l’appelai :
- Bonsoir, ma chérie, dis-je.
- Ma chérie ?
- Ne te méprends pas. Tu es la fille d'un ami et par conséquent, tu es ma fille aussi. C'est pour cela que je t'appelle chérie.
- Ah. Comment allez-vous ? Encore merci pour les boîtes de lait. Mon père en a été émerveillé et vous remercie aussi.
- Je vous en prie. Ce n'est pas gratuit...
- Pardon ?
- Non, j'ai juste dit que ce n'est que gratuit ! Dis, Alizéta, j'aimerais te revoir.
- Ah bon ? Et pourquoi ?
- Juste pour te donner une autre commission pour ton père.
- Ah, d'accord. Demain, après l'école, je passerai.
- Alhamdoulilah ! Je t'attendrai avec plaisir !
- Ahi ! Pourquoi, tonton ?
- Mais, pour te remettre la commission !
Cette nuit-là, je ne dormis pas. Ou plutôt, j'ai veillé. Les yeux fermés. Sous mes paupières, Alizèta est venue à moi habillée avec un "ganglapèla", la tête ceinte avec un foulard "luilipené" et les pieds nus. De si beaux pieds, aux orteils menus, aux ongles roses. Aaah ! Et ce beau sourire... Ce sourire m'accompagna, trotta avec moi jusqu'au lendemain matin et jusqu'à ma boutique. Je concédais à la pelle des produits à crédit.
Des débiteurs, qui ne passent généralement jamais devant ma boutique, et qui l'ont fait ce jour-là sans doute par distraction, ont été surpris de me voir rigoler avec eux. Ce qui n'est pas arrivé il y a au moins...vingt ans ! Et Alizèta vint. Je l'amenai dans l'arrière boutique, sortis un sac d'écolier que j'ouvris. Alizèta, elle, ouvrit des yeux ronds et une bouche tout aussi joliment ronde. Il y avait de quoi: le sac était rempli de deux portables de dernière génération, d’un arsenal complet de bracelets, chaînes, bagues et boucles d’oreilles en or et de billets de banque verts et violets. Tous neufs. Je tendis le sac à Alizèta.
- Tout ceci est pour toi.
- Pour moi ?
- Si tu acceptes de devenir ma cinquième épouse.
Je ne sus s'il s'agit d'un enchantement ou d'un effet oculaire, à l'instant où je prononçai ces mots, je ne trouvai plus Alizèta devant. Elle était dehors. Je la rejoignis. Ses yeux étaient chargés d'éclairs.
- Je ne veux plus jamais vous voir !
Je partis chez elle. Je ne la trouvai pas. Je voulus débarquer une partie de ma boutique dans la poche de son père et dans le foulard de sa mère. Peine perdue. Ils me demandèrent de remplir d'abord le coeur de leur fille, d'amour. Je revins dans ma boutique. Triste. Les débiteurs vinrent même me narguer sous le nez. Je ne les remarquai même pas. Ma vie n'avait plus de sens.
- Monsieur, qu'avez-vous ?
- J'aime une fille et je ne sais comment la conquérir.
- Qu'avez-vous essayé ?
- L'argent. Toutes les femmes adorent l'argent. Pourtant, celle-ci a refusé.
- Essayez le coeur.
- Malheureusement, je ne suis pas sûr qu'elle aime les coeurs car je lui ai offert un troupeau de vingt boeufs mais elle a refusé. Si c'est mon coeur qu'elle veut et que je le lui donne, comment vais-je faire pour ensuite la...
- Non. Pas ces coeurs-là. Son coeur à elle.
-Mais, c'est quel idiot celui-là ?
Je me redressai pour me trouver nez à nez avec un jeune homme vêtu d'une chemise usager, un pantalon usager, mais propres.
- Quel genre d'idiot es-tu pour me dire d'arracher le coeur de ma dulcinée pour le lui donner ?
- Calmez-vous. Je conseille juste de conquérir son coeur.
- Aaaannh ! Et comment ?
- Par l'amour.
- C'est quoi ça ?
- Soyez romantique, aimant. Ecrivez-lui un poème d'amour. Les filles adorent cela.
- Ok. Tu vas écrire ça !
- Moi ?
- Et tout de suite !
L'instant d'après, le jeune homme gribouillait sur un bout de papier, ceci:
"Alizèta,
Le soleil et la lune brillaient de concert ce jour-là.
La douceur et la fraîcheur vibraient dans l'air ce jour-là.
Les parfums et les arômes du monde étaient là.
Mais tu éclaboussais de lumière.
Mais tu ondulais de douceur
Mais tu embaumais de ton unique et grisante odeur.
Ton sourire, ton regard, phares qui s'allumèrent dans les ténèbres de ma vie.
Mon coeur, à jamais, fut fait prisonnier de ta vie.
Ma prière, que tu ne le libères jamais.
Ma hantise, que tu restes indifférente et me charges seul de ce lourd harnais
Qu'est mon amour pour toi. Toi que j'aimerai, à jamais.
Daigne recevoir ce doux murmure, âme de ma flamme.
Ton gros commerçant qui est fou amoureux de toi"
Je pris l'enveloppe et voulus sortir. Le jeune homme me dit que non. Ce n'est pas à moi de le faire. Il le fit. Il dura là-bas. Trop longtemps. Je sautai sur ma bécane. Je fonçai chez Alizèta. Elle était là. Avec le jeune homme. Elle lui souriait. Ils ...soubahanallah... s'embrassèrent ! Je sautai au cou du jeune homme. Lui, il me fit sauter. Je retombai plus loin. Mon boubou n'est plus du tout blanc. Mon bonnet a disparu, laissant nu mon crâne chauve qui se mit à luire sous le soleil. Les parents de Alizèta sortirent. Ils ne purent que me regarder, perplexes. J'étais ridicule. Je l'avais cherché.
Par Abdou ZOURE