Ah, Femme
Je me présente. Je suis un homme idiot. Je m'explique. En Afrique, quand tu ne réfléchis pas, on dit que tu es bête. Or, tu ne réfléchis que quand tu as des soucis.
Donc, comme je n'ai pas de problèmes, je suis le plus taré des idiots. Je m'explique encore.
J'ai un travail honorable et qui me remplit les poches du juste minimum. Pas trop, pas moins. Un travail qui m'a permis d'avoir une très belle parcelle sur la laquelle j'ai posé une petite mais belle maison. Ensuite, je n'aime pas d'autre femme que ma douce, tendre et respectueuse Tipoko.
Tu as beau avoir une poitrine qui défit les Mamelles de Dakar (1), tu as beau avoir un postérieur à donner des complexes au mont Everest, un sourire à faire pleurer de jalousie la lune, tu me laisses et me laisseras indifférent.
Ma douce Tipoko, si belle, si calme, si sereine et si respectueuse t'éclipsera toujours. Enfin, j'ai des deux enfants, une fille et un garçon, qui m'adorent , qui sont adorables et que j'adore.
Mon père et ma mère sont vieux et logent dans une grande maison au village et mangent bien et autant que les deux dents qui leur restent chacun le leur permettent.
Alors, pourquoi réfléchir ? Non, je ne vais pas réfléchir et tant pis s'il y a des gens qui me qualifient d'homme anormal. En ce lundi 8 mars de l'année 20..., je rentrais chez moi après une journée de travail qui m'a fait pousser deux ou trois cheveux blancs de plus.
J'étais heureux à la pensée du beau fumet de "babemda" que ma douce Tipoko faisait mijoter chaque lundi soir.
J'arrivai devant le portail sur ma moto qui pétaradait et vomissait une fumée à étouffer une cheminée. Je l'éteignis, puis poussai le portail. Il était exactement 18h à ma montre.
En dix ans de mariage, cette heure et mois arrivons toujours ensemble devant ce portail. Je poussai ma moto, entrai dans la cour, les narines largement ouvertes au vent, guettant le savoureux et délicieux fumet.
Mais j'eus beau ouvrir mes fosses nasales et aspirer goulument l'air qui vagabondait dans ma cour, ce n'est que de la poussière mélangée avec de l'odeur d'une fosse septique qui se lancèrent à l'assaut de mes poumons.
Je refermai vite fait mes narines, inquiet. Je calai mal ma moto qui rejoingnit le sol et faillit m'alléger d'un orteil.
Je la redressai et fonçai vers le salon, mon gros sac me battant les flancs. Je rytmais ce battement par mes appels angoissés.
- Tipoko ? Tipokooo! Tipoko, je suis là !
Silence. Je débouchai au salon. Une surprise m'y attendait. Mon ahurissement fut si grand que mon sac en tomba et je faillis bloquer mes mâchoires tellement ma bouche était ouverte : Tipoko était affalée dans mon fauteuil préféré, une jambe repliée sur une autre.
Plus ahurissant, elle avait porté un de mes pantalons. Le haut de son corps flottait ... dans ma chemise ! Et sa tête était couverte par mon bonnet. Et une cigarette plantée au coin de la bouche ! Rien à voir avec ma Tipoko dont les savoureuses formes étaient harmonieusement dessinées par ses belles tenues en pagnes et dont le sourire était le premier décor que j'avais l'habitude de rencontrer lorsque je rentrais du boulot.
Le premier instant de surprise passé, je m'approchai d'elle.
- Tipoko, qu'y a-t-il ?
En réponse, une spatule (2) sortit brusquement de derrière son dos, fit une large courbe, et voyant qu'elle risquait de finir sa course sur mon crâne, je fis un formidable bond en arrière. Juste à temps !
- Mais Tipoko, qu'est-ce qui t'arrive ?
- C'est à ton tour maintenant.
Elle me tendait la spatule. Voyant que je ne bougeais pas d'un pouce de ma nouvelle base, elle lança l'outil à mes pieds.
- J'étais à un meeting ce matin à la Place de la Femme. L'homme qui a animé le meeting, il s'appelle Koro Pougyagda, a dit ceci : "Vos maris vous exploitent. Il faut que l'homme et la femme soient égaux !" En conséquence, j'ai pris une décision. De retour de travail, tu feras la cuisine, tu laveras les habits des enfants, tu nettoieras la maison, tu...
- Eh ho ! Doucement ! Et qui vas payer les factures ? Qui donneras l'argent du condiment ? Qui...
- Je n'avais pas fini. Mais comme tu l'as déjà dit, tu m'économiseras de la salive : tu t'en occuperas.
- Et...et... et toi ?
- Moi ?
Elle s'étala dans mon fauteuil.
- J'ai fait tout ça depuis que j'ai eu cinq ans. A toi de me remplacer. Les hommes nous ont assez exploitées comme ça !
Je me pinçai discrètement les deux fesses. Ce n'est pas possible que tout ceci ne soit pas qu'un cauchemar. Mais non.
Mes fesses n'ont pas eu pitié de moi et m'ont affirmé sans ciller que je ne dormais pas. Soudain, je me rendis compte que la maison était drôlement silencieuse.
- Chérie, où sont les enfants ?
- Comment peut-on avoir une mémoire aussi performante que celle d'une poule ? As-tu déjà oublié ce que je viens de te dire ?
- Tu ne vas tout de même pas me dire que les enfants sont toujours à l'école ? Tu n'es pas sérieuse !
- Répète ça encore que je te montre que je suis la fille de l'aïeule de la grand-mère de l'arrière grand mère de ma mère !
Elle s'était levée telle un félin, ses yeux lançant des éclairs remplis de menace.
- Je dis que tu n'es pas sérieu...
Ma phrase resta coincée dans ma gorge pendant que le salon se remplissait d'une myriade d'étoiles qui jouaient à la ronde : Je venais de recevoir un coup de poing ! Et plutôt pas mal placé !
- Tu ne savais pas, n'est-ce pas, que Koro Pougyagda nous a dit d'apprendre le karaté ? Mais il a dit qu'il fallait ça pour empêcher les hommes de nous tromper, de nous frapper et de prendre des coépouses !
- Qu'est-ce qui t'arrive, Tipoko ? Quelle mouche t'a piquée ?
- Quoi ? Tu prétends que je suis folle ? Tiens ça !
Je rejoingnis le tapis et elle me rejoingnis, pour l'ultime KO. C'est à ce moment que le portail s'ouvrit avec fracas dans la cour et des pas de course menèrent à la porte du salon : Ce sont nos deux enfants. Dès qu'ils entrèrent, la fille cria :
- Papa, maman, vite, un homme est en train de frapper sa femme parce qu'elle a refusé de faire exciser leur fille !
Tipoko avait bondi sur ses pieds, farouche.
- C'est qui ça ? Où est-il pour que je lui règle son compte ? Comment s'appelle-t-il ?
- Koro Pougyagda !
- Han ?
Par Abdou ZOURE
(1) Les Mamelles sont deux collines coniques volcaniques situées à Ouakam, un arrondissement de Dakar (Sénégal) et culminant à 105 mètres d'altitude.
(2) La spatule est cette sorte de petite pagaie qui sert à remuer la