Les Nouvelles de Zouré

Les Nouvelles de Zouré

Juste à manger

NOUVELLE

 

Juste à manger

L’œil rouge du feu tricolore s’alluma. Les automobilistes, les cyclistes et les vélomotoristes s’immobilisèrent. Poornongo s’approcha, sa main noire, craquelée et saignante, tendit une boîte de tomate usager. Ses yeux, deux petites boules rouges enrobées de mouches, s’emplirent de supplications. Sa bouche, grelottante  dans le froid d’un matin de décembre sahélien, prononça trois mots :

- Pitié. J’ai faim.

Les yeux des automobilistes, des cyclomotoristes et des vélomotoristes suppliaient autre chose. Le feu tricolore. Ils lui demandaient d’allumer son œil vert. Le feu tricolore eut pitié d’eux et son œil verdit. Ils s’en allèrent et n’écoutèrent pas Poornongo qui répétait inlassablement :

-          Pitié. J’ai faim.

Ils ne lui laissèrent qu’une épaisse fumée mélangée de poussière comme aumône. Poornongo toussa. Ses yeux larmoyèrent. Il les leva vers l’arbre d’acier aux trois yeux. Celui-ci ouvrit son œil jaune pour lui retourner son regard. Puis le ferma pour ouvrir celui rouge. Poornongo poussa un soupir  et refit face aux cyclistes, vélomotoristes et automobilistes qui venaient de s’immobiliser de nouveau. :

-          Pitié. J’ai faim.

Sa boîte tinta. Poornongo regarda. Une pièce élimée, minuscule, qui n’a plus aucun chiffre visible sur sa surface polie, était tapie dans le récipient. Aucune vendeuse de beignet ne l’accepterait en échange  de ces quelques boules qui suffiraient à calmer le courroux de cet animal qui labourait son estomac. Poornongo poussa un soupir.

 

Deux grosses larmes roulèrent sur ses joues creuses et craquelées. Un sanglot s’étouffa dans sa gorge. Cette gorge qui, depuis quatre jours, n’avait pas vu passer dans son antre une seule miette de nourriture. La boîte de tomate se tendit. Mais l’œil vert du feu tricolore était lumineux. Le minuscule bras âgé de six ans retomba le long du petit corps qui flottait dans des guenilles trop grandes.

*

*     *

-          Pitié. J’ai faim. Pitié. J’ai faim. Pitié. J’ai faim. Pitié. J’ai faim…

Sa petite tête dodelinant, les yeux fermés, assis en tailleur, Poornongo ne se préoccupait plus du feu tricolore. Il n’implorait plus l’arbre d’acier. Celui-ci avait fait tout ce qui était en son pouvoir pour l’aider. Poornongo savait maintenant qu’il n’avait plus qu’à implorer les hommes et les femmes. Alors, il les implorait. De faire taire cet animal impitoyable qui lacère son estomac depuis maintenant six jours. Mais ils n’entendaient pas. Ils faisaient semblant de ne pas entendre.

Soudain, une odeur agressa ses narines. Ce n’était pas cette odeur qui est la sienne et qui faisait fuir les gens qu’il approchait. Non. Cette odeur eut le don d’aiguiser la fureur de l’animal tapi dans son estomac. Poornongo ouvrit les yeux. Ils cherchaient l’origine de cette odeur. Frénétiquement. Sur les visages tournés vers l’œil rouge du feu tricolore. Sur les habits. Sur les sièges arrière des vélomoteurs. Puis, il la vit. Une petite fillette de son âge. Les cheveux fleuris. Sa joue luisait de santé et de quiétude. Elle était de profil et sa tête, un peu penchée sur le côté, regardait devant elle. Les yeux de  Poornongo fixèrent la bouche. Elle remuait et les mâchoires effectuaient un roulis. La salive humecta la gorge   de Poornongo. Son regard tomba sur ce que tenait la fillette. Du pain. Un sandwich. Les globes oculaires du petit mendiant fixèrent intensément ce bout de nourriture. Comme s’ils voulaient l’agripper, le sortir de l’intérieur de la luxueuse automobile où était assise la fillette, afin de calmer la colère de l’animal qui suppliciait son estomac.

Poornongo releva la tête. La fillette le fixait. Ses mâchoires avaient cessé ce roulis qui lui donnait le tournis. Elle lui sourit. Poornongo essaya de l’imiter. Mes ses joues asséchées saignèrent. Et ses larmes coulèrent. La fillette cessa progressivement de sourire. Progressivement, ses yeux s’humidifièrent. Ses larmes coulèrent aussi. La vitre du véhicule s’abaissa. La main de la fillette sortit et tendit le pain. Poornongo ne crut pas ses yeux. Il se leva péniblement et se faufila, sur ses jambes flageolantes, entre les vélomotoristes. Le pain était là, l’appelait. La fillette l’appelait aussi. Le pain n’était plus loin. Deux pas seulement. Il y était presque. Le feu tricolore alluma son œil vert.

-          Hé, sale petit mendiant, pousse-toi de là !

Un pied assena un coup douloureux dans ses flancs. Poornongo fut projeté. Il retomba au pied de l’arbre d’acier que sa tête heurta. Mais l’enfant ne se préoccupait déjà plus de la douleur. Il regardait sa main. Elle s’ouvrit : le morceau de sandwich y était logé comme dans un écrin. Ses larmes coulèrent. De joie. Il ferma les yeux et adressa mentalement une prière à la fillette. Soudain, il entendit un bruit de reniflement. Un souffle chaud caressa sa main. Celle où est logé le pain.

Ouvrant les yeux, il vit un museau greffé à une tête hérissée de longues oreilles flasques qui flairait sa main. Instinctivement, celle-ci se referma sur son trésor et tenta de se ramener vers le ventre de l’enfant. Mais un bout du pain effleurait hors des cinq doigts recourbés. Le chien ouvrit sa gueule et bondit sur le bout de pain. La paire de crocs se referma sur le pain et la main. Une lutte s’engagea entre l’animal famélique et l’enfant affamé.

Les cyclistes, les vélomotoristes et les automobilistes continuaient leur ronde. Indifférents. La lutte continuait. Acharnée. Et la tête de l’enfant heurta de nouveau le pied de l’arbre d’acier. Poornongo resta inerte. Le chien s’enfuit, avec le fruit de sa victoire.

*

*    *

Un enfant, en guenilles, pieds nus, les yeux vides, tenant un bâton par un  bout. L’autre bout était tenu par un vieillard. Voûté. Les orbites vides et fermés. Sa bouche édentée murmurait :

-          Pitié. Nous avons faim.

Ce duo arriva au pied de l’arbre tricolore où Poornongo était couché. L’enfant appela Poornongo. Ce dernier ne répondit pas. L’enfant dit au vieillard que Poornongo dormait mais que sa main était ensanglantée et du sang coulait de ses narines. Le vieillard parla. L’enfant s’accroupit et secoua Poornongo. Ce dernier dormait toujours. Et les cyclistes, les vélomotoristes, les automobilistes roulaient toujours ou s’arrêtaient, selon le bon vouloir de l’arbre aux yeux tricolores. Le vieillard se pencha vers la tête de Poornongo. Sa main aveugle tâta au hasard le corps. L’enfant l’aida à retrouver le cou de Poornongo. Il dormait effectivement. Mais le vieillard secoua la tête. Il se releva et fit face à la route :

-          Par pitié. Sauvez cet enfant. Il est malade. Très malade.

Les visages étaient tournés vers le feu tricolore. Ils lui demandaient de passer rapidement au vert. Le feu tricolore eut pitié d’eux et passa au vert. Ils s’en allèrent. Puis le feu alluma de nouveau son cigare dont le bout se mit à rougeoyer. Le vieillard implora de nouveau :

-          Par pitié. Sauvez cet enfant. Il est malade. Très malade.

Les visages supplièrent de nouveau le feu tricolore. Celui passa au vert. Puis, par dix fois il passa au rouge. Mais à chaque fois, tous regardaient les feuilles de l’arbre tricolore. Jamais ses racines. Le vieillard perdit la voix. Soudain, Poornongo poussa un soupir. L’enfant dit un mot à son père. Le vieillard s’accroupit et, guidé par son fils, tâta le cou de Poornongo. Il ne dormait plus. Mais il n’allait plus se réveiller non plus. Deux larmes silencieuses tracèrent des sillons sur les joues ridées de l’homme. Il se redressa lentement et se tourna vers les  cyclistes, les vélomotoristes et les automobilistes qui regardaient toujours la face colorée de l’arbre d’acier.

-          Fils, donne-moi la boîte de Poornongo. Prends ta boîte. Maintenant, fais comme moi.

Le vieillard frappa la boîte de Poornongo avec son bâton. Son fils en fit de même. Une fois. Deux fois. Trois. Les cyclistes, les vélomotoristes et les automobilistes tournèrent les yeux vers le vieillard. Celui-ci continuait à battre la boîte de Poornongo. Cela faisait « kankan kankan. » Bientôt, plusieurs autres « kankan kankan » lui répondirent à l’est, à l’ouest. Puis au nord, au sud. Au centre. Puis, plusieurs guenilles firent irruption au rond-point où se trouve l’arbre d’acier. Des dizaines, puis des centaines et des milliers de guenilles, de yeux larmoyants, de sans jambes, de sans bras, de sans abris, d’affamés, d’aveugles convergèrent vers le corps de Poornongo. Poornongo qui ne dormait pas mais qui ne pouvait plus se réveiller. Parce qu’il avait faim.

Le vieillard prit le corps de Poornongo dans ses bras. Puis se mit à avancer sur la route. Les milliers de guenilles le suivirent en faisant « kankan kankan. » Les cyclistes, les vélomotoristes, les automobilistes s’arrêtèrent. Puis reculèrent et enfin s’enfuirent. Les guenilles prirent d’assaut l’avenue centrale qui menait au palais présidentiel. D’autres guenilles, quittant les milliers de feux tricolores, les milliers de marchés de la ville, les milliers de mosquées et d’églises, les milliers de ponts et de caniveaux, envahirent les veines de la ville pour enfin rejoindre les artères pour se retrouver dans l’artère principale qui mène à la présidence. Ils ne parlaient pas. Silencieux, comme leurs ventres affamés. Comme les souffrances qu’ils endurent chaque jour. Comme les humiliations qui souillent leurs corps chaque année. Comme le dédain et le mépris qui les recouvrent quotidiennement. Comme l’oubli dans lequel ils sont relégués. Ils avançaient. Seules leurs boîtes et leurs gamelles faisaient « kankan kankan. »

Silencieusement, les boutiques étaient éventrées. Calmement, les marchés étaient saccagés. Sur leur passage. Ils se nourrissaient enfin. Enfin, ils s’habillaient. Ils étaient des humains, enfin. Mais ils avançaient toujours vers le palais présidentiel. Le palais présidentiel qui envoya les policiers. Ceux-ci avalèrent leurs matraques. Les gendarmes vinrent à la rescousse. Leurs bombes lacrymogènes ne résistèrent pas à l’odeur des  guenilles. L’armée fut envoyée. Le bruit de leurs canons se turent devant les « kankan kankan » des boîtes de tomates. Les chars  et les avions vinrent avec leurs bombes. Ils épuisèrent leurs stocks avalés par la marée à la fois fluide, compacte et infinie des guenilles. Au palais, le président voulut fuir par la sortie arrière. Les guenilles étaient déjà là. Il courut, difficilement, portant avec peine son ventre proéminent et rempli de graisse, vers la sortie avant. Le vieillard venait d’arriver avec Poornongo, qu’il déposa aux pieds du président. Celui-ci regarda le corps. Puis il fixa le visage fermé du vieillard :

-          Qu’est-ce que vous voulez ? Qu’est-ce qu’il a ?

-          Il avait faim. Il voulait juste à manger.

 

Abdou ZOURE



02/10/2010
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